3.- La solitude et la prière.
La Règle de Grandmont, si catégorique en matière de pauvreté, nous avait laissé entrevoir une certaine méfiance en matière de contacts avec le siècle, donnant au calme et à la paix des frères la préférence sur les agitations du dehors. Une seconde série de chapitres va assurer à ceux-ci les conditions d'éloignement du monde et de recueillement nécessaires à la pratique d'un idéal que représente, sous la plume du rédacteur, un thème traditionnel, étranger aux Enseignements, mais connu dans la littérature érémitique du moment le thème du Christ allant combattre le démon dans la solitude.
Les mesures édictées par la Règle viseront donc à protéger si bien la solitude des frères contre le dehors et contre eux-mêmes, qu'elles créeront pour eux une sorte de réclusion en groupe dont la rigueur a frappé les contemporains, et qu'elles assureront à certains d'entre eux des conditions de recueillement privilégiées.
Les chapitres concernant l'installation des frères témoignent du désir, bien compréhensible chez des fondateurs, de leur voir éviter toute difficulté de voisinage; c'est ainsi qu'en acceptant les nombreuses donations d'emplacements boisés que leur vaudront leur humilité et leur attachement à Dieu, les frères se feront attribuer tous les droits, réels ou prétendus, sur la terre en question. Ils ne s'engageront à aucune prestation matérielle, ce qui serait simoniaque, et ne s'installeront pas sur les domaines des moines dont les changements fréquents de supérieurs occasionnent des réclamations; ayant rempli les formalités requises envers l'évêque du lieu, les frères demanderont à cet évêque, au prêtre de paroisse et aux autres possesseurs, la remise des dîmes de leur propre travail pour les distribuer eux-mêmes aux pauvres.
Une fois installés, les frères devront se soucier, sinon de rendre service, du moins de ne nuire à personne: point de moulins banaux qui détournent la clientèle des autres moulins, point de plaids (placita) tenus sur leurs terres, point de témoignage rendu par eux en justice. Au contraire, ils emploieront les legs d'un défunt à réparer ses torts, si ses héritiers naturels s'y refusent, et, par un désintéressement sans exemple, ils iront jusqu'à se refuser à toute espèce de procès, qu'il s'agisse des intérêts d'autrui ou des leurs. Comme nos références l'ont montré, toutes ces mesures se retrouvent, sauf l'interdiction des procès, chez les religieux réformés du temps, également soucieux de fermer leur porte aux embarras du siècle.
Le souci parallèle, tout aussi partagé par les ordres nouveaux, d’interdire aux religieux le retour dans le siècle, donne lieu, dans la Règle, à d'autres mesures étayées par une argumentation vigoureuse. D'abord, les sorties éventuelles ne doivent se faire qu'à deux, suivant l'usage évangélique, et en évitant les agglomérations; puis, l'on peut bien secourir un moribond tout proche, à défaut de prêtre séculier, mais la Règle, exagérant peut-être la pensée du fondateur, défend d'assister un père ou un ami mourant, car il faut "laisser les morts enterrer leurs morts". On ne sortira pas non plus pour prendre soin des pauvres, puisque le Christ n'a pas conseillé à Marie d'aider Marthe qui prenait soin de Dieu lui même, la meilleure part étant de l'écouter; et s’il est interdit d'aller prêcher, car rester au désert en se gardant du siècle réalise, d'après saint Grégoire le Grand, la vivante prédication d’une vie juste, il n'y a pas lieu davantage d'aller entendre les prédications, s'il est vrai que saint Jean-Baptiste n'a pas quitté le désert pour aller écouter le Christ dont la voix était en lui. Enfin, les frères ne se confesseront pas à quelqu'un du dehors, si saint qu'il fût, car ce serait un acte de défiance envers le pasteur et les siens, et cela augmenterait le péché.
Diverses autres dispositions d'ordre intérieur, plus ou moins en relation avec la vie de prière et de recueillement, différenciaient peu les Grandmontains de leurs émules des ordres nouveaux déjà organisés. En matière de liturgie, principale tâche des frères clercs, la Règle ne fait guère que renvoyer aux livres liturgiques composés spécialement à cet usage, semble-t-il. Quant au silence, il est imposé aux mêmes conditions qu'ailleurs, mais une certaine latitude paraît avoir été laissée aux frères sur ce point, puisque, conformément aux Enseignements d'Etienne de Muret, ils doivent se reprendre et se corriger mutuellement de leurs écarts de langage. Enfin, les frères devront faire bon visage aux visiteurs venus les voir au désert; l'hospitalité d'usage sera donnée avec la générosité de ceux que Dieu lui-même pourvoit, et avec un respect particulier des religieux; aux pauvres, ces envoyés de Dieu, on donnera toujours au moins une bonne parole, et si ces pauvres apportent une modeste offrande, on prêtera en retour la plus compréhensive attention à leur petit discours. Enfin, et toujours dans le but d'assurer à la vie religieuse les plus grandes facilités de recueillement, la Règle édicte une mesure sans précédent connu: elle donne aux frères convers toute autorité au temporel. Comme cette innovation devait se révéler désastreuse pour l'Ordre de Grandmont, il est nécessaire de s'y arrêter quelque peu.
Tout comme dans les groupes érémitiques des XIe et XIIe siècles, rassemblements fluides et disparates de convertis autour d'un saint homme, il ne dut pas y avoir, entre les disciples et continuateurs d'Etienne de Muret, d'autre distinction que celle des occupations où les moins doués assistaient les plus capables: soit psalmodie pour les clercs, gros travaux pour les laïcs, menus services pour tous. Lorsque ces groupes se ralliaient aux organisations monastiques ou canoniales, il était indiqué que les clercs devinssent moines ou chanoines, et les laïcs, convers.
Au moment où la Règle de Grandmont apparaît, la situation de ces convers semble avoir été un peu partout celle de religieux de rang subalterne, adonnés surtout aux travaux agricoles sous l'autorité du supérieur ou de son délégué. Nous savons que les Chartreux cantonnaient leurs convers dans leur "maison d'en bas" où, sous la direction d'un moine procureur, ils étaient chargés de veiller aux nécessités de la "maison d'en haut", de donner l'hospitalité, de se déplacer pour les affaires, etc. On voit cependant des contremaîtres convers dans ces exploitations agricoles qu'étaient les granges des Cisterciens et les "cours" des Prémontrés.
A Grandmont, tout se passe comme si la Règle, voulant à la fois sauvegarder l'égalité juridique des deux catégories et permettre aux clercs une réclusion complète, avait reconnu aux laïcs, appelés par elle convers, une autorité exclusive en matière d'administration, de travail et de relations extérieures, sans préjudice de l'autorité de prieur de Grandmont. Mais la Règle mentionne incidemment le dispensateur qui avait la charge de chacun des petits établissements de l'Ordre naissant (cura cellae) et qui, à ce titre, distribuait les vivres et les vêtements, fixait le menu commun et veillait aux besoins des malades; en fait, ce dispensateur occupait la première place dans chaque celle. Il faut donc conclure que les fonctions de dispensateur devaient normalement revenir aux convers; ainsi les clercs pouvaient, au prix d'une sujétion tempérée par la charité et compensée par la confession sacramentelle, mener la vie contemplative de Marie aussi bien que les Chartreux, tandis que leurs frères laïcs tenaient auprès d'eux le rôle actif de Marthe.
Quelles raisons ont pu pousser Etienne de Liciac à cette mesure sans précédent? Les documents nous en laissent entrevoir deux. La première est le cas, interne à l'Ordre, du laïc Hugues de Lacerta, ce disciple préféré qu'Etienne de Muret avait voulu garder près de lui; après le décès de son maître, Hugues était allé diriger jusqu'à sa mort (1157) une celle éloignée, tout en restant en relations de dépendances et d'amitié avec le chef d'Ordre et en prenant la part principale dans la rédaction des Enseignements du fondateur. La seconde raison, moins objective, est la manière un peu systématique dont l'auteur de la Règle a résolu la situation: ne pouvant laisser mener à tous la vie contemplative, et ne pouvant ou ne voulant séparer les contemplatifs purs des autres religieux comme faisaient les ordres nouveaux, il a pratiquement subordonné les premiers aux seconds, en accumulant les arguments spirituels empruntés aux Enseignements d'Etienne de Muret.
4.- Obéissance et vie commune.
Si la Règle de Grandmont va jusqu'à des mesures extrêmes pour faciliter aux frères le détachement des biens matériels ou le recueillement, elle ne témoigne pas d'un souci très poussé d'organisation générale ici encore, certaines choses sont supposées connues, comme les sanctions évoquées par une seule mention de la "discipline régulière", en usage dans les cloîtres; on ignore si la formule de profession était ou non celle que la Vie devait attribuer à Etienne de Muret, et c'est incidemment que l'on apprend l'existence d'une assemblée de l'Ordre à Grandmont, assemblée à laquelle chaque celle envoyait deux délégués. En revanche, l'obéissance au pasteur commun, assimilée, selon la conception traditionnelle, à l'obéissance à Dieu, fait l'objet de longs développements où bien des expressions rappellent les Enseignements, mais ou perce l'intention de voir les frères accepter "sans murmure ni hésitation", d'être envoyés ici ou là.
Ce pasteur, à qui était due l'obéissance avant tout autre, devait être élu par les frères d'un commun accord et sans intervention du dehors ceci était conforme au droit. Si, d'autre part, l'on peut penser que la Règle se faisait l'écho d'idées courantes en interdisant à l'élu de faire des largesses à sa famille, en menaçant d'anathème un prieur transgresseur de la Règle et en lui interdisant le titre d'abbé, on ne sait si la claustration complète qu'on lui impose est une application rigoureuse des Enseignements d'Etienne de Muret ou un emprunt aux coutumes des Chartreux. Il semble, toutefois, que le mode d'élection de ce prieur, minutieusement décrit comme un compromis entre clercs et convers (REG LX), soit aussi original que l'égalité juridique entre ces deux catégories de religieux.
L'obéissance est encore recommandée entre frères, et la chose est banale, mais l'argument tiré de l'absence de serviteurs l'est moins. On notera encore que la Règle ne laisse pas à la Providence le recrutement des frères aussi facilement que le soin de leur subsistance des conditions de santé et d'âge, comparables à celles qu'imposaient les Chartreux et les Cisterciens, limitent ce recrutement. Pour préserver la discipline de l'Ordre et son austérité, il était défendu d'accepter aucune personne qui vînt d'une autre religion ou un solitaire désireux de garder sa cellule. Néanmoins, la Règle ne parle pas d'un temps de probation pour les novices, probation qui nous est connue par ailleurs; mais elle interdit toute simonie à la réception de ces novices et fait preuve d'un désintéressement dédaigneux à l'égard des candidats par trop velléitaires. Au reste, il ne semble pas que les "fugitifs" grandmontains se soient vu imposer, pour leur rentrée en grâce, plus qu'on ne demandait ailleurs.
Enfin, les mesures prises par la Règle au sujet des femmes posent un problème d'interprétation non encore résolu. En écartant les femmes de la vie régulière des frères, l'auteur vise évidemment, comme les législateurs contemporains, la fréquentation imprudente des dames venues en visite de piété ou des servantes engagées pour le travail; mais la Règle réserve explicitement aux hommes la forme de vie religieuse dont elle fait honneur à Etienne de Muret, et c'est ainsi que l'ont compris les Grandmontains. Or, les Enseignements ne parlent pas des femmes, et il faut ici faire appel à un document étranger à l'Ordre de Grandmont.
La Vie inédite de saint Gaucher d'Aureil, écrite à la fin du XIIe siècle, nous montre son héros (= 1140) recevant volontiers des visiteurs et des pénitents des deux sexes; Etienne de Muret, venu séjourner auprès de Gaucher, n'aurait pas trouvé la chose à son goût et se serait éloigné pour cette raison. Cependant,un texte grandmontain, vraisemblablement contemporain de la Vie de saint Gaucher, fait allusion à l'indulgence d'Etienne de Muret pour la même clientèle de pécheresses repenties que l'on voit aussi bien autour d'Etienne d'Obazine qu'autour de Robert d'Arbrissel et de ses émules.
Si l'on peut récuser ce dernier texte comme trop tardif, on peut également soupçonner le biographe de saint Gaucher d'avoir voulu justifier le monastère double fondé par son héros, face au succès remarquable des Grandmontains misogynes. Par malheur, le témoignage des observateurs habituels des usages de Grandmont nous fait défaut sur ce point, et surtout, au moment où la Règle est écrite, la position des ordres nouveaux est un peu flottante quant à l'affiliation des monastères féminins. La plupart des ordres nouveaux avaient connu, au cours de leurs débuts érémitiques, la formule des monastères doubles, laquelle consistait en fait, à juxtaposer à une courte distance deux monastères dirigés par le saint fondateur ou ses disciples les plus sûrs. Mais assez vite, les plus organisés de ces ordres, Cisterciens et Prémontrés notamment, avaient vu les inconvénients du système et, vers 1140-1150, ils réprouvaient la prise en charge des moniales par leurs moines ou chanoines. Cependant, en 1147, le chapitre général de Cîteaux venait d'accepter, non sans réticences, l'affiliation des congrégations de Savigny et d'Obazine qui comptaient des monastères de femmes.
Faut-il donc voir, dans l'exclusion des femmes de l'Ordre de Grandmont, l'application d'un point de vue personnel à Etienne de Muret, ou un raidissement à l'égard des affiliations plus ou moins clandestines en cours dans les ordres nouveaux? Il est d'autant plus difficile de le dire que la Règle ne met en avant que des arguments bien conventionnels. Une hypothèse assez simple consisterait à voir, dans la pauvreté et les quêtes imposées aux frères, la raison qui a fait écarter les fondations féminines par l'auteur de la Règle.
4.- Conclusion.
L'examen de la Règle conduit à penser que son auteur, pénétré avant tout de la doctrine du Liber Sententiarum, a utilisé la Règle bénédictine et les coutumes des Chartreux; peut-être connaissait-il également la Règle augustinienne, la législation cistercienne primitive et les usages des chanoines réguliers? Il ne semble pas nécessaire de faire appel aux influences lointaines de Camaldoli et de Vallombreuse, comme on l'a fait parfois.
Les emprunts constatés sont-ils la seule raison pour laquelle Etienne de Liciac a doublé la doctrina d'Etienne de Muret au moyen d'une regula mise sous le nom de celui-ci? Non, car les précisions institutionnelles qu'apportent ces emprunts ne sont pas destinées à suffire à tout: s'il avait voulu seulement compléter les Enseignements du fondateur par une réglementation concrète, Etienne de Liciac serait entré dans des détails que le coutumier de 1170-1171 devait régler. Sans doute le tempérament rigide du quatrième prieur le portait-il à légiférer comme une notice un peu vague, mais assez proche de lui, nous le laisse entendre. Mais il faut surtout songer aux circonstances d'émulation religieuse où il se trouva, et, plus encore, aux facilités d'expansion lointaine qui lui furent fournies. Déjà le prologue de la Règle suggère des contacts entre les frères et des étrangers curieux de leurs usages, et un bon nombre de chapitres de cette Règle donnent à l'ensemble du texte l'allure d'un code de fondation érémitique, code à utiliser dans des parages où l'action directe du pasteur de Grandmont ne pouvait s'exercer. Aussi est-il nécessaire de rappeler ce que nous savons au sujet de cette expansion.
La Diffusion de la Règle.
L'étude de l'expansion grandmontaine au XIIe siècle est évidemment subordonnée à de minutieuses enquêtes d'histoire locale sur chacune des quelques 140 celles fondées au cours de cette période, de l'Angleterre à la Provence et du Toulousain à la Champagne. Ces enquêtes étant bien loin d'être terminées, on doit s'en tenir pour le moment aux indications générales et particulières recueillies au cours des siècles par les historiens de l'Ordre d'après ces indications, une soixantaine de celles auraient été fondées sous les quatrième et cinquième prieurs (de 1139 à 1170), une trentaine d'autres sont datées de la fin du XIIe siècle ou des débuts du XIIIe, et une quarantaine sont de date inconnue, mais doivent vraisemblablement être réparties proportionnellement entre les deux catégories précédentes. Les rythmes de l'expansion grandmontaine sont donc comparables, mutatis mutandis, à ceux de l'expansion cistercienne.
Le Liber Sententiarum mentionnait l'éventualité d'essaimage pour les disciples d'Etienne de Muret (SEN I, 4); nous avons vu ce qu'il en est de la Règle; quant à la Vita A, rédigée aussitôt après la Règle, elle est muette sur ce point. Mais les récits de miracles qui constituent la Vita B et le De Revelatione, textes compilés dans la seconde moitié du XIIe siècle, fournissent des données topographiques qui correspondent à une expansion encore modeste sur la douzaine d'établissements signalés, cinq relèvent du diocèse de Limoges, et trois ou quatre du diocèse de Poitiers, tout proche à bien des égards. Apparemment, la Vie de Hugues de Lacerta confirme cette impression. Le disciple préféré, que son maître ne voulait pas envoyer au loin (VHL N. 16), part dès la mort de son maître diriger une celle aux extrémités du diocèse de Limoges et il y meurt en 1157, entouré d'anciens venus des diverses celles voisines (VHL N. 51, cf. N. 38); la distance du chef d'Ordre n'était d'ailleurs pas telle qu'il ne pût y venir apporter au moins des aumônes recueillies par lui. Mais sur son lit de mort, Hugues manifeste des inquiétudes au sujet de l'expansion de l'Ordre "Nova... nemora, fratres que novicios... timeo... " Est-ce mauvaise humeur de malade ou appréhension devant des innovations? Hugues recevait parfois la visite d'un personnage important, Geoffroy du Loroux, ou Geoffroy Babion, ancien écolâtre d'Angers et archevêque de Bordeaux de 1136 à 1158. Cet ami des ermites, des ordres nouveaux et de la réforme ecclésiastique, avait reçu son siège en récompense de l'appui par lui prêté à saint Bernard dans l'extinction du schisme d'Anaclet. Est-ce lui qui renseigna un biographe de l'abbé de Clairvaux, Ernaud de Bonneval, sur la fidélité des Grandmontains à Innocent II et permit à ceux-ci de faire, vers 1153-1155, leur première apparition dans les documents littéraires non limousins? On ne sait. Il est certain, cependant, qu'ayant marié en 1137 sa pupille Aliénor au roi de France Louis VII, Geoffroy sut obtenir les faveurs des suzerains successifs de l'Aquitaine pour ses propres fondations canoniales de Poitou.
L'hypothèse d'une recommandation des Grandmontains par l'archevêque de Bordeaux auprès de Louis VII et de Henri II serait plus solide encore si la défense faite par la Règle au sujet des chartes de donation ne venait gêner les reconstitutions chronologiques. Avant 1158-1159, Louis VII avait installé au bois de Vincennes le premier des petits groupes de "Bonshommes" de Grandmont qui devaient s'établir bientôt sur le domaine royal sur les terres des petits seigneurs d'Ile-de-france et dans les principautés féodales de Blois et de Champagne. Mais la charte de donation du Bois de Vincennes ne fut délivrée qu'en 1164. Avait-on attendu la mort d'Etienne de Liciac?
Henri II Plantagenet était moins influençable que son malheureux rival, le Capétien Louis VII. Mais les Grandmontains ne perdirent rien lorsque le nouveau mariage d'Aliénor mit, en 1152, le Limousin sous le contrôle du futur roi d'Angleterre. Dès 1159, un auxiliaire de Henri II particulièrement qualifié, Jean de Salisbury, signale à l'admiration de tous, le désintéressement exceptionnel des frères de Grandmont, et les historiens de son maître sont d'accord avec lui pour noter les grandes faveurs du roi à leur égard. Des fondations royales et seigneuriales en résultèrent, mais, là encore, les chartes ne datent que de la seconde moitié du règne de Henri II, et elles sont falsifiées. A ce moment, du reste, les Chartreux semblent avoir eu la principale faveur du roi.
La première approbation apostolique donnée par le Siège Apostolique au genre de vie du prieur et des frères de Grandmont émane d'Adrien IV et se rapporte aux années 1157-1159. Léopold Delisle, mal impressionné par les falsifications grandmontaines d'actes de Henri II, avait jugé la bulle d'approbation "supposée ou tout au moins gravement altérée". Effectivement, la teneur est assez peu habituelle: renseigné sur Grandmont par deux évêques — bien connus, d'ailleurs — le pape encourage le prieur et les frères à persévérer dans leur propos, leur offre son appui et leur demande leurs prières; il n'est pas question de leur confirmer, comme pour les autres monastères, des droits et possessions dont, au reste, la Règle se souciait peu de voir conserver les titres. Au surplus, on voit le grandmontain Bernard de la Coudre, émissaire d'Alexandre III, se décharger en 1169 sur son collègue Chartreux du soin d'écrire à la Curie romaine, sous prétexte d'une interdiction portée par son Ordre au sujet des correspondances de ce genre; aucun des premiers textes grandmontains ne contient d'interdiction semblable, mais il faut se rappeler la répugnance inspirée aux milieux réformistes par saint Bernard au sujet des recours trop fréquents en Curie.
Tout récemment, l'absence même de faveurs juridiques dans la bulle, tout autant que son style (cursus), a été invoquée par un spécialiste pour écarter la condamnation de Léopold Delisle, et il semble bien qu'il faille se ranger à cette nouvelle opinion. En effet, ce sont des étrangers à l'Ordre qui ont fait la démarche de recommandation auprès du Siège Apostolique, et si la teneur de la bulle est vague, c'est que la nouveauté de l'idéal grandmontain a pu induire la Curie à la circonspection. En outre, dans une lettre dont nous possédons l’original, le pape Alexandre III qui fut le principal conseiller juridique de son prédécesseur Adrien IV, fait état d'une "confirmation" donnée par celui-ci aux frères de Grandmont. Il est vraisemblable que chaque celle nouvelle devait être pourvue du texte de la Règle, pour que l'on pût au moins en lire un passage chaque jour à Prime, comme dans les autres monastères de moines et de chanoines; mais aucun document ne nous le dit. Au reste, l'apparition des chartes de fondation dans les trois dernières décades du XIIe siècle montre que la Règle n'était guère observée, et les exemplaires de cette Règle primitive, amendée dès 1223 par le pape, sont trop peu nombreux pour que l'on puisse en inférer quelque chose sur sa diffusion.
Conclusion.
La Règle fournissait donc aux frère envoyés dans de lointains "déserts", la justification écrite de leur continuité d'idéal avec un saint ermite défunt, lequel se réclamait de l'Evangile plus que des règles en usage. L'indépendance de ce fondateur à l'égard des formules de vie religieuse de type clunisien, jugées par lui trop faciles, est maintenue et renforcée à la génération suivante par son successeur qui renchérit encore sur la sévérité des observances réformées.
Si la garantie d'un texte législatif littérairement plus présentable et juridiquement moins incomplet que les Enseignements d'Etienne de Muret, pouvait satisfaire les pionniers érémitiques venus de Grandmont, qu'offraient ces pionniers aux spirants à la vie religieuse? Les Chartreux avaient remis en honneur la cellule individuelle, mais les Grandmontains menaient, dans ces monastères en réduction qu'étaient Les celles la même vie claustrale que moines réformés et chanoines réguliers, avec des restrictions et difficultés matérielles plus grandes. Toutefois, la dignité et même l'autorité administrative reconnues aux convers pouvaient attirer de nombreuses recrues sans instruction, mais capables de gros travaux, et c'est probablement ce qui facilita l'étonnante expansion de l’Ordre.
Fin.