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Ermites de Grandmont
Ermites de Grandmont
  • Ermite de Grandmont... Ermite au moyen-âge... Ermite de touts temps... Fabuleuse épopée que celle de ces hommes du XIIe siècle finissant qui vont tout quitter pour vivre la solitude, le silence et la pauvreté de l'évangile...
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Ermites de Grandmont
5 novembre 2007

La Règle de Grandmont par Dom Jean BECQUET. 1/2

Bulletin de la Société Archéologique et Historique du Limousin, 113e année, tome LXXXVII, pp. 09-36

La règle de Grandmont.

Il convenait que le résultat de recherches récentes sur les institutions religieuses du seul Ordre spécifiquement limousin fût publié dans ce Bulletin où, jadis, Louis Guibert et l'abbé Lecler ont, chacun avec son talent respectif, traité de l'Ordre de Grandmont. Ces premiers résultats sont présentés ici plutôt sous forme d'un bilan qu'en manière de synthèse, car le sujet est abordé pour la première fois. De plus, la période considérée, soit le XIIe siècle, est un chantier en plein travail de l'historiographie médiévale actuelle; si les Cisterciens retiennent la plus grande part de l'attention des érudits, les Chartreux et les chanoines réguliers sont aussi l'objet de travaux en cours; or, Grandmont doit peu ou prou à ces diverses familles religieuses.

Quoi qu'il en soit de la réserve nécessaire dans le domaine exploré ici, ce bilan ne sera pas inutile s'il permet à de meilleurs connaisseurs des recherches plus poussées, ou bien s'il facilite des monographies d'établissements grandmontains.

1.- A Grandmont

Lorsque les disciples d'Etienne de Muret émigrèrent à Grandmont en emportant le corps de leur maître mort le 8 février 1124, ils gardaient certainement aussi le minimum d'usages claustraux que l'ermite, en acceptant des compagnons, avait bien dû emprunter à la vie des monastères du temps la clôture et la psalmodie, la lecture de table et les réunions au chapitre, la vie de communauté et l'obéissance au supérieur, enfin la probation des novices en vue d'une persévérance jusqu'à la mort. C'est cet embryon d'organisation qui va se fortifier pendant les deuxième et troisième quarts du XIIe siècle, sans que l'on puisse dater exactement les étapes de cette croissance. La principale étape est fournie à l'apparition de la Règle, due au quatrième prieur Etienne de Liciac (1139-1163), et suivie d'un coutumier constitué dès 1170-1171. Du successeur immédiat d'Etienne de Muret, Pierre de Limoges (1124-1137), on sait seulement que ce prêtre ordonna le transfert des disciples dans la solitude boisée de Grandmont en raison des tracasseries des Bénédictins d'Ambazac; surtout, il eut à organiser le culte liturgique comme nous l'apprend son épitaphe, et à réglementer la tenue vestimentaire des frères dont le saint fondateur paraît s'être peu soucié. Le troisième prieur, Pierre de Saint-Christophe (1137-1139) n'a pas laissé de traces sur les résultats de son très court gouvernement.

Est-ce au deuxième prieur qu'il faut attribuer l'initiative du recueil des Enseignements du fondateur (Liber Sententiarum)? Ce recueil a-t-il été, au contraire, compilé par Hugues de Lacerta et ses compagnons parallèlement à la rédaction de la Règle par Etienne de Liciac? En l'absence de toute indication positive des documents, ces questions paraissent insolubles. Peut-être, cependant, pourraiton voir un fil conducteur entre le Liber Sententiarum et la Règle dans l'enchaînement des divers prologues ou morceaux qui accompagnent ces deux textes. Cet enchaînement pourrait rendre compte de l'évolution des disciples d'Etienne de Muret dans le sens d'un refus de plus en plus systématique à l'égard des facilités matérielles acceptées par les autres religieux du moment, même réformés.

Le véritable prologue du Liber (Hec est doctrina....) mettant en balance la Règle de Saint Benoît et l'Evangile, fait, remonter au Beati pauperes spiritu l'institution du monachisme par le Christ, lequel n'a pu donner qu'une seule règle de vie. Le morceau Multis modis..., bien rattaché au Liber par la tradition manuscrite et par le style, développe le précédent prologue en une sorte de manifeste; il argumente à l'adresse des disciples de Saint Benoît, de Saint Augustin et de Saint Basile, et une énumération de tous les renoncements imposés aux siens par Etienne de Muret permet à l'auteur de conclure que, si le Fils de Dieu est venu nous enseigner la pauvreté comme la meilleure voie pour monter au ciel, il n’y a pas de meilleure règle à suivre que sa parole. Ce morceau Mullis modis... dénote une insouciance vestimentaire qui pourrait le situer chronologiquement avant les mesures prises en fait d'habit religieux par le deuxième prieur. Mais il annonce surtout la Règle, où l'on retrouve toutes ses prohibitions, sauf celle qui concerne les péages (vadimonia). Le prologue de la Règle6 6 déclarera à son tour, mais dans un style beaucoup plus soigné, que l'Evangile est la source de toutes les Règles et qu'il nous conduit à Dieu par le détachement de toutes choses; mais ce prologue se réclame aussi des "institutions apostoliques et canoniques", de la vie commune "à la façon des Apôtres"; enfin, il met prudemment dans la bouche du fondateur l'aveu qu'il a établi des usages d'après les avis de religieux très savants et d'après les "Règles des Pères". A cet aveu, s'ajoute l'acceptation des observations et corrections sur les points où ces usages seraient contraires à l'Evangile ou à ces mêmes Pères.

On saisit donc dans cet enchaînement de textes comment s'introduisirent, dans la tradition écrite de l'Ordre naissant, des thèmes ascétiques et spirituels absents du Liber Sententiarum, mais en faveur dans les milieux érémitiques et réformateurs qui avaient donné naissance aux ordres nouveaux. Grâce à la Règle, le petit groupe d'ermites venus de Muret à Grandmont va si bien rejoindre ces ordres nouveaux qu'il paraîtra, pendant un court moment, et aux yeux d'un esprit aussi judicieux que Jean de Salisbury, en constituer pour ainsi dire l'avant-garde.

2.- Autour de Grandmont

Avant d’examiner la Règle en elle-même pour voir dans quelle mesure elle s'inspire des Enseignements du fondateur ou des idées et pratiques répandues dans les ordres nouveaux, il n'est pas sans intérêt d'évoquer sommairement les réalisations de vie religieuse que pouvait connaître l'auteur de cette Règle9. Rappelons aussi qu'Etienne de Liciac fut, au témoignage de documents rares, mais sûrs, un homme d'autorité et un organisateur, sévère pour lui-même et pour autrui au point d'en imposer à Henri II; Grandmont lui doit son église et surtout son expansion au delà de la région limousine. Si Etienne de Muret fut, sans l'avoir voulu, le fondateur de l'Ordre, Etienne de Liciac en fut le, premier organisateur. Vers les années 1140-1150, à quelques lieues du tombeau de Saint Léonard qui constituait une étape sur la route des pèlerinages, on ne pouvait manquer de connaître le prestige des plus illustres religieux réformés du temps les ermites de la Chartreuse et les moines cisterciens auxquels la grande voix de Saint Bernard eût suffi à faire une célébrité.

Dans une lettre écrite aux évêques d'Aquitaine vers 1131-1134, l'abbé de Clairvaux énumérait d'autres religions de moindre relief, mais d'esprit identique: Tiron, Savigny, Cadouin, etc., auxquelles on peut ajouter Fontevrault; toutes ces religions nouvelles avaient à ce moment dépassé le stade des tâtonnements érémitiques pour se donner une certaine expansion et, partant, une certaine organisation. Quant aux chanoines réguliers, s'il ne saurait être question des Prémontrés dans le domaine des ducs d'Aquitaine à ce moment, il est possible que le passage d'Urbain II en 1095 ait stimulé beaucoup leur zèle. La réforme canoniale des XIe et XIIe siècles en Limousin n'a pas encore été étudiée, mais les fondations canoniales d'origine érémitique y sont nombreuses: qu'il suffise de nommer Saint Gauthier de l'Esterps (= 1102), Saint Geoffroy du Chalard (= 1125), l'Artige fondée au début du XIIe siècle, Bénévent et Aureil fondés à la fin du XIe et plus ou moins dépendants du chapitre Saint-Etienne de Limoges. Grandmont, qui suivait la liturgie canoniale, aurait pu rester un simple monastère canonial limousin comme toutes ces maisons, quitte à demander son coutumier à Saint-Ruf, comme fit le fondateur d'Aureil, Saint Gaucher (= 1140).

A côté de la solution canoniale, la formule cistercienne avait ses exemples tout proches. Le cas du prêtre-ermite limousin Etienne d'Obazine est des plus suggestifs à cet égard; après avoir suivi avec ses compagnons la liturgie canoniale, il était allé proposer son affiliation à la Grande-Chartreuse en 1132, puis avait accepté des "moniteurs" monastiques de Dalon, pour se rallier finalement à l'Ordre cistercien avec ses trois filiales en 1148, tandis que le groupe de Dalon attendait 1163 pour faire le même geste16. Si l’on se rappelle que les Cisterciens avait déjà fondé en Limousin La Colombe (1146) et Aubepierre (1149), on conviendra aisément que la Règle de Grandmont fut écrite dans une ambiance d'émulation entre diverses formes de vie religieuse austère.

On serait bien incomplet si l'on n'évoquait enfin, à l'arrière-plan, l'existence de nombreux ermites dont Robert d'Arbrissel est le type le plus remarquable, mais dont l'histoire véritable ne pourra jamais être écrite, faute de documents. Presque toujours, en effet, les documents mentionnent ces "irréguliers" de la vie religieuse lorsque eux-mêmes, ou leurs disciples, se sont rangés à des usages monastiques ou canoniaux. Mais en attendant cette régularisation, les ermites, plus ou moins prêcheurs et plus ou moins pèlerins, inquiètent les hommes d’Eglise et les religieux de type ancien saint Bernard lui-même ne les encourage guère.

La Règle

Il n'est pas inutile de rappeler que la Règle de Grandmont, comme celle de saint Augustin et de saint Benoît, comme plus tard celle de saint François d'Assise, est un code de vie religieuse, et cela explique l'abondance des considérations ascétiques et spirituelles qu'on y trouve. Cela explique aussi que notre texte ne parle pas d'usages (instituta) dont l'auteur n'ignore pas pour autant la nécessité. Le schéma général de la Règle témoigne du désir de grouper des notions connexes. Précédées de quelques développements sur l'obéissance, ces notions peuvent se ramener à deux grands thèmes ascétiques dont les applications pratiques se recouvrent quelque peu de l'un à l'autre d'abord la pauvreté, c'est-à-dire le renoncement aux biens matériels et la parcimonie dans leur usage; ensuite la solitude, c'est-à-dire la séparation du monde nécessaire à la paix de la contemplation, cette seconde partie enclavant quelques chapitres sur le recrutement. Puis viennent, jusqu'à la fin, des prescriptions relatives à l'organisation de la vie commune et au gouvernement; L'avant-dernier chapitre récapitule, dans un morceau de bravoure, les renoncements caractéristiques imposés par la Règle, et le dernier fait un devoir au prieur de s'y tenir sous peine d'anathème.

1.- La pauvreté

Le principe de l'obéissance une fois posé, les renoncements collectifs de base sont énumérés dans les chapitres IV à VIII. Comme chez les Chartreux, on interdit aux frères de posséder des terres hors des limites de l'endroit boisé qu'il leur aura été donné d'habiter. La Règle interdit aussi — et la chose est banale dans les ordres nouveaux — la possession des églises et "tout ce qui s'y rattache", soit les honoraires de messes, la pénitence administrée aux séculiers, les distributions d'eau bénite, l'assistance habituelle des fidèles aux offices des jours de fête, etc. Enfin et surtout, par une mesure sans exemple ailleurs, la Règle défend aux frères d'avoir des troupeaux, et leur permet seulement de demander l'aide des voisins et de leurs animaux en cas de nécessité. Ces renoncements sont motivés par des considérations dérivées en majeure partie des Enseignements d'Etienne de Muret les considérations les plus invoquées proviennent du souci de ne pas faire tort aux autres, de ne pas exciter leur jalousie et leurs blasphèmes soit en ajoutant "les terres aux terres", soit en détournant les revenus ecclésiastiques, soit en envahissant les pâturages. Les frères ne sont-ils pas morts aux affaires du siècle, eux qui se sont "coupé les membres", et n'ont pas la perfection nécessaire à la direction des églises? Tous ces renoncements, en leur évitant d'offenser Dieu, les allégeront dans leur montée au ciel car il faut, pour se mettre en la présence divine, une liberté d'autant plus grande qu'on est plus dégagé des soucis temporels. Qu'on n'aille donc pas donner à des animaux le soin que l'on peut mettre au service de Dieu, et la pauvreté affermira dans l'amour divin l'homme qui a quitté le siècle pour cet amour.

Privés ainsi des revenus habituels aux autres religieux, et réduits aux ressources d'un enclos dont ils n'ont pas le droit d'améliorer le sol au-delà du rendement indispensable à une vie pénitente, les frères sont remis par la Règle aux bons soins de la Providence divine, et ils ont à compter principalement sur les aumônes de pieux visiteurs, telles qu'en reçoivent en général les ermites. Mais ces dons étant d'autant plus agréables à Dieu qu'ils sont plus spontanés, il convenait de lui laisser le soin de travailler le cœur des hommes sans provoquer des libéralités par des demandes au dehors il fallait même s'en remettre aux donateurs sur les choix à faire, éviter d'envoyer un frère à des distributions dont la quantité n'aurait pas été fixée d'avance et, en cas d'oubli, se contenter d'une simple remarque sans recourir aux procès. Comme on le voit, les Grandmontains renonçaient théoriquement à ces dotations régulières qui assuraient en grande partie la stabilité économique des maisons religieuses de leur temps; ils y renonçaient de façon assez radicale, puisqu'aucun instrument écrit, ayant trait aux libéralités reçues ou promises, ne devait être conservé par les frères. De plus, s'ils pouvaient profiter des menus services rendus entre voisins (paille, fumier...), la quête leur était interdite d'une façon habituelle pour éviter le vagabondage seulement, lorsque les frères, à bout de ressources et rebutés par l'évêque du lieu, étaient à jeun depuis deux jours, ils devaient envoyer deux des leurs mendier de porte en porte la subsistance de tous pour une journée. Encore leur était-il conseillé avec insistance d'éviter dans ce cas leurs meilleurs amis pour ne pas les gêner.

Le même détachement qui est recommandé dans l'acceptation des dons, se retrouve dans l'attitude intérieure et extérieure qu'impose la Règle à propos des menues transactions avec le dehors; peut-être le rédacteur s'est-il quelque peu inspiré des statuts cisterciens en ordonnant aux frères de faire faire les achats par un ami sans aller eux-mêmes aux foires, de vendre bon marché et d'acheter au prix fort? Son texte, cependant, met en avant de façon explicite, les dangers du siècle si redoutés par les Enseignements d'Etienne de Muret et si la crainte de l'usure, qui fait interdire aux frères toute espèce de prêt, peut s'expliquer autrement que par ces mêmes Enseignements, c'est le respect de la vérité, fort en honneur dans le Liber Sententiarum, qui motive d'autre part l'interdiction des emprunts à remboursement fixe. En fait, on peut dire que la plupart de ces défenses qui poussent parfois très loin la délicatesse, puisent dans la doctrine des Enseignements, sinon toute leur inspiration, du moins le plus clair de leur argumentation.

L'absence de revenus fixes avait une conséquence soulignée par la Règle les frères n'avaient pas le droit de compter sur cette régularité dans l'alimentation qui était une des caractéristiques de la vie claustrale; ils devaient s'en remettre à Dieu et lui rendre grâce, quoi qu'il arrivât. Si leurs jeûnes n'étaient pas plus rigoureux que ceux des Cisterciens, ils devaient, comme les Chartreux et certains ermites, s'abstenir absolument de viande et de graisse, même en cas de maladie. Les malades, logés à l'infirmerie, devaient être préparés à la mort avec tout le recueillement possible, mais le législateur grandmontain voulait qu'on eût pour eux, pour les vieillards et pour les faibles, des soins dont les exigences dépassaient les recommandations de la Règle bénédictine. Ayant adopté des positions si nettes en matière de pauvreté collective, la Règle se contente de quelques conseils de désintéressement et d'uniformité en fait de désappropriation individuelle: nul ne doit penser trouver au désert les commodités qu'il n'avait pas toujours dans le siècle, mais bien une religion de pauvreté où l'on porte sa croix à la suite du Christ. Celui qui s'est offert à Dieu en hostie vivante et n'a rien gardé pour soi, attendra du "dispensateur" de sa celle le vivre et le vêtement, et chacun se contentera du régime commun, sauf le cas de maladie. On peut donc se rallier à l'opinion d'un excellent historien des origines franciscaines "L'Ordre des Ermites de Grandmont est celui qui a mis à la richesse les limites les plus strictes: un bois pour y défricher le terrain nécessaire à leur subsistance constitue tout leur avoir".  (fin de la première partie)

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